

Sachez donc qu’il se murmure, dans les cercles les plus instruits, que la Complainte de Mandrin, cette mélopée où s’épanche la nostalgie d’un brigand au grand cœur, ne serait autre qu’un rejeton illégitime du grand Jean-Philippe Rameau lui-même ! Que dis-je ! Une réappropriation populaire d’un opéra bien né, sorti de la plume du sieur Favart, ce dernier l’ayant lui-même soustrait – sans trop de vergogne – à une partition d’Hippolyte et Aricie, créée en 1733.
Ainsi, d’une scène lyrique où soupiraient des amants en détresse, la ritournelle s’en alla trottinant jusqu’aux sentiers poussiéreux du Dauphiné, portée par les voix rauques des rouliers et des contrebandiers.
Mais c’est en 1755 que cette romance, dépouillée de ses fards d’Opéra, se para des atours plus rustiques et, pourrait-on dire, plus scandaleux de la franche canaille.
Anonyme, vagabonde et effrontée, la complainte passa de bouche en bouche, de taverne en carrefour, accompagnant le destin tragique de notre célèbre Mandrin, ce justicier des routes qui nargua les Fermiers Généraux et fit trembler les notaires.
À sa mort, la chanson devint l’étendard des âmes frondeuses et la terreur des magistrats, lesquels se bouchaient les oreilles en la condamnant du bout des lèvres.
Or, pour vous, chers lecteurs, voici donc, ci-après, telle qu’elle fut toujours chantée, la complainte qui fit trembler les marchands et sourire les petites gens :
Nous étions vingt ou trente
Brigands dans une bande,
Tous habillés de blanc
À la mode des, vous m’entendez,
Tous habillés de blanc
À la mode des marchands.
La première volerie
Que je fis dans ma vie,
C’est d’avoir goupillé
La bourse d’un, vous m’entendez,
C’est d’avoir goupillé
La bourse d’un curé.
J’entrai dedans sa chambre,
Mon Dieu, qu’elle était grande,
J’y trouvai mille écus,
Je mis la main, vous m’entendez,
J’y trouvai mille écus,
Je mis la main dessus.
J’entrai dedans une autre
Mon Dieu, qu’elle était haute,
De robes et de manteaux
J’en chargeai trois, vous m’entendez,
De robes et de manteaux
J’en chargeai trois chariots.
Je les portai pour vendre
À la foire de Hollande
J’les vendis bon marché
Ils m’avaient rien, vous m’entendez,
J’les vendis bon marché
Ils m’avaient rien coûté.
Ces messieurs de Grenoble
Avec leurs longues robes
Et leurs bonnets carrés
M’eurent bientôt, vous m’entendez,
Et leurs bonnets carrés
M’eurent bientôt jugé.
Ils m’ont jugé à pendre,
Que c’est dur à entendre
À pendre et étrangler
Sur la place du, vous m’entendez,
À pendre et étrangler
Sur la place du marché.
Monté sur la potence
Je regardai la France
Je vis mes compagnons
À l’ombre d’un, vous m’entendez,
Je vis mes compagnons
À l’ombre d’un buisson.
Compagnons de misère
Allez dire à ma mère
Qu’elle ne m’reverra plu
J’ suis un enfant, vous m’entendez,
Qu’elle ne m’reverra plus
J’suis un enfant perdu.
Ainsi se transmettent les chants de l’âme populaire, héritiers légitimes des scènes de théâtre et des opéras grandioses. Entre la plume des maîtres et la voix du peuple, il n’y a parfois qu’un détour, un oubli d’auteur ou un brigand au grand cœur pour transformer un air savant en hymne séditieux. Et si quelque bel esprit venait à contester cette charmante théorie, laissons-lui le plaisir d’en trouver une meilleure, l’Histoire se plait dans ses écritures tout autant que dans ses réécritures…
Sur ce, mes amis, je m’incline bien bas et vous salue d’un fripon sourire : que votre journée soit rieuse et que vos voix résonnent dans les ruelles obscures, aux dépens de ceux qui voudraient vous faire taire !
Avec fougue,
Votre dévoué,
Sir Etienne de Saint-Geoirs